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1 #! page 2 3 title: Réflexions sur le film Low Tech 4 author: Arthur Pons 5 publication: 2023-04-09 6 description: Remarques et commentaires au sujet du film Low Tech d\'Adrien Bellay 7 sectionmd: main 8 9 10 Le 4 avril 2023 avait lieu dans le cadre du [Festival du Film Vert] une 11 projection en avant-première du film [Low-Tech](https://lowtech-lefilm.com/) 12 d'Adrien Bellay au cinéma Star de Strasbourg. 13 14 La projection était suivie d'un temps d'échange à trois directions entre le 15 public, le réalisateur et les personnes intervenantes. Ces personnes étaient 16 Marion Roullet de [l'atelier CirculR](https://ateliercirculr.fr/) et moi même 17 pour Katzele. La séance était animée par Florent Cayré. Merci à toutes et tous 18 pour ce chouette évènement ! 19 20 J'ai eu l'occasion après le film de rapidement le commenter. J'aimerais à la 21 faveur de cette note étendre ma réflexion et la relier à des extraits. 22 23 Dans cet article j'utilise le qualificatif low-tech fréquemment sans le 24 définir il y est synonyme de "convivial". Je sais que ces deux mots ne sont pas 25 équivalents (sans savoir l'expliquer de façon très concise et convaincante). 26 Je pense cependant que les idées développées dans cet article sont valables 27 pour les deux. 28 29 -------------- 30 31 ## Les spécificités du numérique 32 33 La suite de ce titre est un plagiat assumé du contenu du cours 34 "Low-Technicisation" donné à l'UTC par Stéphane Crozat[^14]. 35 36 Représenter un collectif qui parle de numérique dans un évènement dédié aux 37 Low-Tech est particulier. Cela pour deux raisons principales : 38 39 ### 1. Le numérique est high-tech 40 41 Imaginons un spectre, disposé verticalement, sur lequel on place les 42 technologies des plus "primitives" (tout en bas) aux plus "sophistiquées" (tout 43 en haut). Il ne fait aucun doute que les objets numériques se trouveraient dans 44 la moitié haute, si ce n'est le tiers voir le quart haut de ce spectre. Du fait 45 de la grande diversité de matériaux qu'il requière et de la complexité des 46 processus industriels les transformant, le numérique peut difficilement exister 47 sans une économie et des industries mondialisées. Les industries numériques 48 requièrent également une très grande quantité de savoirs, notamment 49 scientifiques et ingénieuriaux que l'on peinerait à mobiliser autrement qu'à 50 l'échelle mondiale. Si ce n'était pas le cas le numérique serait probablement 51 bien différent, moins répandu et les machines beaucoup moins puissantes. Une 52 industrie numérique capable d'inonder le monde de terminaux neufs et 53 extrêmement puissants est l'apanage des sociétés riches, abondantes et 54 paradoxalement peu efficaces. 55 56 Pour parler de numérique dans un évènement high-tech il convient donc de mettre 57 l'accent sur la démarche plus que sur le produit fini. Philippe Bihouix le 58 mentionne dans le film, il fait plus sens de penser les low-tech comme une 59 démarche de construction et d'utilisation de technologies que comme un 60 sous-ensemble bien défini de technologies auquel on attribue le convoité tampon 61 "low-tech". En ce sens là il est possible de faire du numérique "low-tech" 62 puisque les logiques et processus correspondants 63 sont applicables à la création de matériel numérique ou de 64 logiciels. Le résultat ne pourra simplement pas briser le plancher sur lequel 65 reposent toutes les technologies numériques. 66 67 Pour simplifier grossièrement : 68 69 high-tech 70 ━┳━ 71 ┇ 🡇 72 ┇ 🡇 73 ━╋━ plancher numérique 74 ┃ 75 ┃ 76 ┃ 77 ┃ 78 ┃ 79 ┃ 80 ┃ 81 ┃ 82 ┃ 83 ━┻━ 84 low-tech 85 ------------- 86 ┇ zone dans laquelle vivent les technologies numériques 87 ┃ zone dans laquelle vivent les technologie moins complexes 88 🡇 processus de "low-technicisation" 89 90 ### 2. Le numérique sous-tend presque toutes les autres technologies 91 92 Bien que le numérique soit tout en haut de la chaîne alimentaire des 93 technologies, il s'est rendu essentiel à toutes ou presque toutes les activités 94 techniques. La conception et/ou l'usage de technologies bien plus simples et 95 historiquement antérieures au numérique sont aujourd'hui conditionnées au 96 fonctionnement de systèmes d'informations. Traiter et acheminer l'eau, produire 97 de l'énergie, se déplacer, produire notre nourriture, tout ou presque fait 98 appel au numérique et souvent même le requiert. On constate ainsi dans le film 99 que les personnes de l'atelier paysan utilisent des logiciels de CAO 100 (Conception Assisté par Ordinateur) pour concevoir des outils low-tech. 101 102 Plusieurs personnes, y compris Bihouix, mentionnent dans le film que cela ne 103 constitue pas forcément un paradoxe. Il peut être judicieux de faire preuve de 104 "techno-discernement" en employant des technologies complexes quand elles 105 répondent bien plus efficacement que les alternatives à un besoin bien 106 identifié. Dans l'esprit des low-tech l'essentiel est d'adopter des pratiques 107 qui nous feront naturellement tendre dans le bon sens. 108 109 Le fait que l'ensemble des industries soient nécessaires pour faire exister 110 le numérique et qu'à son tour le numérique se soit rendu essentiel pour faire 111 fonctionner l'ensemble des industries en fait un candidat intéressant à 112 low-techniciser. En agissant sur lui, y compris en le faisant disparaitre 113 là où il n'est pas essentiel, on attaque la pression exercée par l'outillage 114 industriel des deux bouts. D'un côté le reste de nos industries aura moins à 115 répondre aux besoins gigantesques du numérique. De l'autre il en sera moins 116 dépendant et, puisqu'il en est un utilisateur, deviendra automatiquement plus 117 low-tech. 118 119 ## Des biais de sélection 120 121 Il y a, je pense, deux biais de sélection dans les projets que le film présente. 122 123 Premièrement, n'y apparaissent que des collectifs et personnes suffisamment 124 bien référencées pour pouvoir être trouvées par le réalisateur et suffisamment 125 volontaires dans le partage de leurs pratiques pour accepter d'y consacrer du 126 temps. On y voit donc beaucoup de personnes suffisamment organisées et ayant 127 suffisamment de temps pour pouvoir faire la promotion de leurs initiatives. 128 129 Second biais, les groupes concernés sont composés majoritairement 130 d'ingénieur·e·s. Adrien Bellay, le réalisateur, a mentionné que c'était un 131 reproche fréquemment formulé à l'encontre du film. Malheureusement, de ce qu'il 132 avait pu en voir, les initiatives low-tech sont encore aujourd'hui largement 133 portées par des populations d'ingénieur·e·s ayant bifurqué. Du moins celles qui 134 passent le premier biais de sélection. Ce constat pose d'autres questions qui 135 sont en partie évoquées dans [cet 136 article](https://gauthierroussilhe.com/articles/les-besoins-essentiels-de-la-low-tech) 137 de Gauthier Roussilhe dont je vous conseille la lecture. 138 139 Je crois au fait que la forme des outils a un impact majeur sur notre capacité 140 à créer ou pas des liens sociaux. Je crois donc au fait que certaines 141 technologies favorisent l'autonomisation technologique et sociale des 142 communautés de tailles modestes et de tout niveaux de compétences techniques 143 mais force est de constater qu'à cause de ces deux biais le film n'en fait la 144 démonstration qu'à moitié. 145 146 ## L'effet des low-tech sur les liens sociaux 147 148 Dans le film l'une des participantes dit que même s'il est agréable de 149 bricoler, ce n'est probablement pas une activité à laquelle tout le monde 150 souhaiterait s'adonner longtemps. Elle cite en exemple d'activité préférable 151 celle de créer des liens sociaux. J'ai été surpris par cette intervention. 152 L'atelier auquel participait cette personne était pourtant un bon exemple de 153 création de liens sociaux à travers la pratique du bricolage. L'ensemble du 154 film le démontre, la très grande majorité des initiatives présentées se font en 155 groupe ou à minima suscitent du partage. 156 157 ### Des liens sociaux favorisés par les low-tech 158 159 La capacité d'une personne à, au choix, concevoir, parler de, utiliser, 160 modifier, juger de l'impact ou démanteler une technologie dépend des 161 caractéristiques de l'outil autant que des qualités de la personne. 162 Le contenu d'un discours produit autour d'un processus industriel complexe 163 dépend autant de son niveau de complexité 164 que des connaissances de la personne qui discours. Pour permettre l'emprise 165 d'une ou d'un groupe de personne sur une technologie on peut donc diminuer la 166 complexité de la technologie ou augmenter le niveau d'instruction 167 des personnes. Du moment où le besoin est satisfait il 168 est, je pense, préférable d'opter pour la première option car elle représentera 169 probablement un coût moindre pour la communauté. En suivant cette option, en 170 s'engageant dans une démarche low-tech, on choisit de modeler la forme des outils 171 pour pouvoir à nouveau, en petit groupe, en cerner toutes les limites avec des 172 savoirs généraux et ainsi s'octroyer du pouvoir politique dessus. En rendant 173 (plus) accessible la conception et la pensée autour de l'outil, cette démarche 174 favorise naturellement les liens sociaux qui se nourrissent d'une plus grande 175 inclusivité. On imagine alors des voisins et voisines converser de l'opportunité 176 de construire une éolienne relativement simple pour leurs habitats. Iels ne 177 pourraient pas s'asseoir à la table des ingé sureté nucléaire de la centrale de 178 leur région ou des hommes et femmes politique orientant la stratégie nationale 179 de production d'électricité[^1]. 180 181 Les entreprises compétentes développent quoi qu'il arrive les nouvelles 182 générations de technologies existantes, à priori pour des raisons économiques. 183 Le progrès rime avec accroissement de la sophistication des technologies sans 184 que les individus ne sachent pourquoi iels pensent cela. Le pouvoir 185 politique organise des semblants de débats démocratiques quand il n'ignore pas 186 purement et simplement tout avis contraire à la marche vers l'avant, celle qui 187 permettrait de ne pas être technologiquement "à la ramasse" par rapport au 188 reste du monde. Soudainement le ou la citoyenne voit apparaître une nouvelle 189 technologie, coûteuse, impactante possiblement sans jamais en avoir entendu 190 parler avant. Son avis n'aura pas été consulté et si iel a décidé de quand même 191 l'exprimer, il n'aura pas été écouté. Alors dénuées d'autres moyens 192 d'expressions politiques les personnes se mettent à brûler des antennes 5G. 193 194 Comment pourrait il en être autrement quand les technologies concernées ne 195 peuvent faire sens à l'échelle d'une ville et encore moins d'un individu ? 196 Il est plus ou moins impossible de se mettre en relation avec la masse 197 de personnes impliquées dans l'imagination, la conception et le déploiement 198 de la 5G. Même organisé et relativement conséquent, un groupe de personne 199 risquera de trouver portes closes puisque n'ayant que des multinationales et 200 des agences gouvernementales en face d'elles. 201 202 Cette perspective n'implique pas de penser que toutes les high-tech seraient 203 mauvaise. Elle implique de penser qu'en ne favorisant pas ses utilisateurices à 204 créer des liens et en créant de la distance entre elleux et les personnes les 205 concevant, ces technologies se soustraient à un contrôle efficace et posent 206 donc problème lorsqu'elles se révèlent être effectivement non désirables. 207 208 ### Des low-tech pour toutes et tous ? 209 210 Lorsque l'on fait la promotion des low-tech il est fréquent d'entendre une 211 critique que l'on peut résumer comme cela : 212 213 > Tout le monde n'a pas les capacités techniques pour faire sens des 214 > technologies même simples, ou le temps de les acquérir. Le temps que l'on 215 > passerait à se soucier des outils qui nous entourent rentrerait en 216 > compétition avec le reste de nos activités déjà débordantes. 217 218 Cette remarque pertinente en appelle une autre puis deux réponses. 219 220 La remarque : je pense que les personnes sous-estiment le temps qu'elles 221 consacrent à comprendre, utiliser, se battre contre les technologies. Même s'il 222 est évident qu'en sous-traitant ses besoins techniques à des tiers on peut 223 mobiliser un plus grand nombre de technologies en moins de temps, je pense que 224 ce gain de temps est plus faible que ce que la majorité des personnes pensent. 225 Le gain temporelle à plus grande échelle, pour l'ensemble de l'humanité, est 226 lui encore plus difficile à estimer pour tout un tas de technologies[^2]. 227 228 La première réponse que je ne vais pas développer est celle d'un nouveau 229 rapport au travail. Dans la grande majorité des cas les activités avec 230 lesquelles un nouveau rapport aux outils rentrerait en compétition relèvent du 231 travail salarié à temps plein. Il est essentiel de se poser la question du bien 232 fondé d'y investir autant de temps là où nous pourrions à la place cuisiner, 233 coudre, réparer... davantage. Cela pose la question même de ce que l'on 234 appelle "travail". Nous pourrions diminuer le temps du premier type de travail 235 au profit du second. 236 237 La seconde porte sur la création de relations de dépendances plus vertueuses. 238 Le souci du manque de connaissances et de temps, qui s'impose à tout le monde 239 lorsque les technologies ne sont pas low-tech, est aujourd'hui résolue par la 240 sous-traitance massive de nos besoins vers des états et des entreprises. 241 Beaucoup de personnes en ont conscience. On entend parfois "Je sais que c'est 242 pas bien de tout donner à Google mais en échange il me rend bien service. Je 243 veux bien accepter ce contrat.". Si l'on s'en tient à compter le nombre de 244 technologies mobilisées directement ou indirectement par les personnes, cette 245 stratégie fonctionne très bien, l'humain moyen n'a jamais été autant 246 outillé[^10]. 247 248 Pour que tout le monde puisse profiter de l'efficience qu'apportent les 249 technologies, qu'elles soient low-tech ou pas, il faut donc passer par la 250 création de liens de dépendances. Nous ne souhaitons pas pour autant recréer 251 les dépendances délétères citées précédemment. La question est alors : 252 serait-il possible d'en fabriquer de meilleures qualités et de les mobiliser à 253 plus petite échelle ? Pour y répondre il faut distinguer la bonne de la 254 mauvaise dépendance. 255 256 > La mauvaise dépendance c'est quand vous voulez faire quelque chose mais vous 257 > pouvez pas sans quelque chose ou quelqu'un d'autre. La bonne dépendance c'est 258 > quand vous voulez faire quelque chose mais baah, vous pouvez pas sans quelque 259 > chose ou quelqu'un d'autre quoi. C'est pas pareil. 260 261 En fait la blague ne fonctionne pas parce qu'il y a une vraie différence. Dans 262 les discours écolos la dépendance est souvent connotée négativement. Nous 263 sommes dépendant·e·s au pétrole, numériquement mis en dépendance par des états 264 ou des très grandes entreprises[^3], dépendant·e·s de semis donnant des plantes 265 stériles etc. Ces dépendances sont réelles et doivent être questionnées. Il ne 266 faudrait cependant pas croire que toutes les dépendances sont mauvaises. 267 268 Pour cela nous pouvons invoquer le concept de consentement tel que discuté dans 269 le domaine médicale[^4] et par les milieux féministes[^5]. J'en retiens 270 quelques caractéristiques qui peuvent nous êtres utiles. 271 272 Le consentement peut être : 273 274 * Donné librement : on ne force personne à consentir. 275 * Éclairé : pour consentir il faut disposer d'informations loyales, claires 276 et adaptées à son degré de compréhension. Donner son consentement éclairé 277 implique de connaître les alternatives à ce à quoi l'on consent. 278 * Spécifique : le consentement est exprimé pour une chose. Il n'implique pas 279 de consentir à autre chose même si c'est la suite naturelle de la première. 280 * Réversible : donner son consentement une fois ne signifie pas donner son 281 consentement pour toutes les fois suivantes. 282 * Enthousiaste : la question n’est pas de savoir si une personne dit « non » 283 mais si elle donne activement son consentement. 284 285 Je pense que chacune de ces caractéristiques est favorisée lorsque les deux 286 parties impliquées dans la relation de dépendances entretiennent 287 des liens proches *et* quand la technologie concernée est simple. Par exemple, 288 lorsqu'une technologie regroupe un très grand nombre de fonctionnalités et que 289 l'organisation la produisant est très éloignée de ses utilisateurices, cela 290 donne les Conditions Générales d'Utilisation[^6] (CGU). Puisque personne ne les 291 lit et que, même si c'était le cas, personne ne les comprendrait, difficile de 292 dire que le consentement est éclairé. Sans parler du fait que très peu 293 d'entreprises seraient prêtes à donner une alternative à leurs propres produits 294 ou services. A l'extrême inverse, mon père ne me propose pas de contrat 295 lorsqu'il répare régulièrement mon vélo. Si les termes de l'échange posent 296 problème nous pouvons en discuter et les modifier sur le champ là où la 297 "négociation" ne peut qu'être unilatéral et contractualisée entre Google et une 298 personne. 299 300 Autre exemple : pour imposer aux agriculteurices de continuer à utiliser leurs 301 services et matériel certains constructeurs comme John Deere complexifient 302 leurs tracteurs pour empêcher les réparations ou l'utilisation de pièces 303 détachées autres que les leurs[^7]. En absence de consentement éclairé, le 304 consentement recueilli par John Deere n'est possiblement ni spécifique ni 305 réversible. Non spécifique puisqu'en empêchant l'utilisation d'autres pièces 306 c'est comme si les agriculteurices avaient consciemment consenti à se fournir 307 exclusivement chez John Deere, ce dont on peut douter. Non réversible puisqu'il 308 existe des systèmes de contrôle embarqués dans les tracteurs, vérifiant à 309 chaque instant la compatibilité des pièces. Ils bloquent à distance le 310 démarrage des tracteurs si une pièce non conforme est détectée. Ils empêchent 311 donc les agriculteurices d'utiliser leurs propriétés même si une fois la 312 supercherie constatée iels souhaitent sortir de leurs contrats avec 313 l'entreprise. Difficilement réversible aussi puisque se battre contre aura 314 nécessité de très longues et coûteuses procédures judiciaires pour enfin 315 obtenir gain de cause en janvier 2023[^8]. 316 317 Finalement, si la personne ou le groupe auquel on délègue nous est proche il 318 est plus simple de contrôler ses activités et révoquer le lien de dépendance 319 auquel nous avions précédemment consenti. Pour parvenir à la même chose face à 320 une multinationale, puissante et organisée, il est nécessaire de soit même se 321 réunir et s'organiser en association de protection des consommateurices par 322 exemple. Ces associations sont utiles[^9] mais on peut regretter de devoir en 323 arriver là pour jouir des certains progrès technologique sans s'asservir à 324 celleux qui nous les proposent et imposent. 325 326 Ces éléments ne me font pas penser que déléguer du pouvoir technologique à une 327 personne proche sur une techno low-tech *garantisse* que le consentement 328 produit soit de bonne qualité. Ils suggèrent cependant que la combinaison de 329 ces deux facteurs favorise grandement un consentement plein et conscient. 330 331 Or *si* les low-tech participent effectivement à la création de meilleurs liens 332 sociaux *et* que ces liens aident à la création de consentements de meilleures 333 qualités entre les deux parties d'une mise en dépendance technologique *alors* 334 il est possible pour les low-tech d'être largement adoptées par tous types de 335 populations. De ceux ayant le plus de temps "libre" pour effectuer du travail 336 qu'on qualifierait aujourd'hui de domestique, associatif ou de loisir, à ceux 337 vivant au diapason de "métro-boulot-dodo". De ceux manipulant aisément les 338 technologies à ceux ne voulant ou ne pouvant pas le faire. 339 340 En cela les low-tech participent au volet technologique d'une transition[^12] 341 écologique dont Latour et Schultz disaient qu'elle revient avant tout à : 342 "superposer le monde où l'on vit avec le monde dont on vit"[^13]. Vivons des 343 technologies qui se trouvent dans le monde où nous sommes, celui qui nous est 344 proche. 345 346 ## A-t-on besoin des ingénieurs ? 347 348 L'une des scènes du film fait intervenir un agriculteur ayant eu recours aux 349 services de l'atelier paysans[^15]. Il dit, à propos de son nouvel outil et 350 de son processus de fabrication : 351 352 > Ça fonctionne parce qu'il n'y a pas d'ingénieurs 353 354 Ce qui n'a pas manqué de faire rire une partie de la salle. Ce paysan 355 met le doigt sur quelque chose d'intéressant. 356 357 ### Les savoirs que les low-tech génèrent et mobilisent 358 359 Dans son livre "La convivialité" Ivan Illich théorisait qu'il existe deux 360 catégories de savoirs. Il y aurait d'un côté un savoir acquis spontanément au 361 contact de son environnement, par le biais éventuel d'un outil convivial. De 362 l'autre le Savoir avec un grand S qui s'acquiert par l'instruction. Pour la 363 plupart des personnes on apprend spontanément à parler mais pas à concevoir 364 un réacteur d'avion. 365 366 Illich développe l'idée qu'il existe un équilibre entre ces deux savoirs, menacé 367 par la prolifération de l'industrialisme et les outils non conviviaux au profit 368 du second type de savoir. Il insiste sur le fait que c'est bien la structure de 369 l'outil qui détermine si, à son contact, on développe la premier ou le second 370 savoir. 371 372 > Première est la structure de l'outil pour l'acquisition du premier 373 > savoir : moins nos outils sont conviviaux, plus ils alimentent 374 > l'enseignement. Dans certaines tribus, de petite taille et de grande 375 > cohésion, le savoir est partagé très équitablement entre la plupart des 376 > membres de la tribu, chacun sait la plus grande part de ce que tout le 377 > monde sait. À l'étape ultérieure du procès de civilisation, de nouveaux 378 > outils sont introduits, plus de gens savent plus de choses, mais tout le 379 > monde ne sait plus faire toute chose également bien. 380 381 En exemple prenons deux personnes voulant se faire à manger avec deux 382 outillages différents. La première utilise un ensemble assez standard : une 383 gazinière, une poêle, une casserole, une spatule en bois, un couteau, un presse 384 purée etc. La seconde utilise un thermomix[^16]. Les deux, sans être des 385 personnes professionnelles de la cuisine, savent se faire à manger au 386 quotidien. Imaginons maintenant qu'on leur retire leurs appareils[^17]. La 387 première personne saura à priori s'adapter. Il lui faudra une source de 388 chaleur, un contenant qui la conduit, un objet pour manipuler les aliments 389 déposés dedans etc. Son outillage, en répondant à chaque besoin par un 390 dispositif unique cachant peu de chose de ses propriétés, lui aura permis 391 d'acquérir intuitivement les compétences nécessaires pour cuisiner. En 392 changeant d'environnement, elle sait toujours cuisiner. La seconde n'a pas tant 393 appris à cuisiner qu'à se rendre opératrice d'un dispositif imaginé par 394 quelqu'un d'autre. Elle a probablement eu recours à un manuel ou un tuto 395 youtube pour apprendre à s'en servir. Elle doit savoir utiliser un écran 396 tactile, naviguer dans les menus, faire une mise à jour logicielle. A priori 397 des compétences n'ayant rien à voir avec la cuisine et n'étant utiles que dans 398 le cadre de l'utilisation d'un certain modèle de thermomix. La machine, en se 399 positionnant comme un unique outil combinant tous les autres, obfusque son 400 fonctionnement et les fonctionnalités élémentaires nécessaires pour cuisiner. 401 Elle contraint ses utilisateurices à s'adapter à chaque nouveau modèle, chaque 402 mise à jour logiciel, comme si la cuisine ou les recettes avaient elles même 403 changées. A leurs fabrications aussi ces outillages ont nécessité des savoirs 404 différents. Il aura fallu faire de la robotique, de la thermodynamique, du 405 développement logiciel, de la microélectronique et, accessoirement, un peu de 406 cuisine pour concevoir le thermomix. 407 408 La critique formulée par Illich regrette le *déséquilibre* entre les deux 409 savoirs, non pas l'existence même de second savoir qui n'est pas 410 intrinsèquement mauvais. Il écrit par exemple : 411 412 > La maîtrise, toutefois, n'implique pas encore le monopole de la compréhension : 413 > on peut avoir la compréhension de ce que fait un forgeron sans en être un 414 > soi-même, on n'a pas besoin d'être cuisinier pour savoir comment on fait la 415 > cuisine. Ce jeu combiné d'une information largement répandue et d'une aptitude 416 > générale à en tirer parti caractérise une société où prévaut l'outil convivial. 417 > Si la technique de l'artisan peut être comprise en observant son travail, les 418 > ressources complexes qu'il met en oeuvre ne peuvent être acquises qu'à l'issue 419 > d'une longue opération disciplinée : l'apprentissage. **Le savoir global d'une 420 > société s'épanouit quand, à la fois, se développent le savoir acquis 421 > spontanément et le savoir reçu d'un maître ; alors rigueur et liberté se 422 > conjuguent harmonieusement.** 423 424 L'introduction d'un outil high-tech tel que le thermomix participe à ce 425 déséquilibre puisqu'il est capable de transférer, de soi vers d'autres très 426 distants le savoir intuitif d'une chose aussi essentielle que de se faire à 427 manger. Puisque cela nécessite une plus grande quantité de savoirs il est 428 nécessaire d'instruire une classe de personnes qui pourra techniquement 429 répondre à ces besoins. 430 431 ### La distance entre les ingénieurs et les autres 432 433 Ce phénomène, Ivan Illich lui donne un nom, c'est la "surprogrammation". 434 435 > [...] spécialisation de l'outil et division du travail sont en interaction, 436 > et requièrent, au-delà d'un certain point, une surprogrammation de 437 > l'opérateur et du client. La plus grande part du savoir de chacun est dès 438 > lors l'effet du vouloir et du pouvoir d'autrui. 439 440 Ce que l'utilisateurice du thermomix sait de la cuisine, elle le sait des 441 ingénieurs. Le fonctionnement du thermomix et de toute les industries qui 442 viennent avec ne peuvent faire sens à la personne qui l'utilise et la 443 dépossède de certaines de ses capacités. 444 445 > Dans quel environnement l'enfant des villes voit-il le jour ? Dans un 446 > ensemble complexe de systèmes qui signifient une chose pour ceux qui les 447 > conçoivent, et une autre pour ceux qui les emploient. Placé au contact de 448 > milliers de systèmes, placé à leurs terminaisons, l'homme des villes sait se 449 > servir du téléphone et de la télévision, mais il ne sait comment ça marche. 450 > L'acquisition spontanée du savoir est confinée aux mécanismes d'ajustement à 451 > un confort massifié. L'homme des villes est de moins en moins à l'aise pour 452 > faire sa chose à lui. Faire la cuisine, la cour ou l'amour devient matière à 453 > enseignement. 454 455 Cet écart entre "ceux qui les conçoivent" et "ceux qui les emploient" on le 456 nomme souvent "distance entre les ingénieurs et les autres" à Katzele. L'outil 457 high-tech a marqué et élargi une démarcation entre les personnes techniquement 458 sachantes et les autres. Comme décrit précédemment, les outils high-tech sont 459 tels qu'il est effectivement impossible pour des personnes non spécialisées de 460 les manipuler. Cette démarcation est tellement prégnante que même dans les 461 situations où elle se fait objectivement plus discrète les personnes se 462 trouvant du côté "emploi" se refusent à la franchir momentanément. Combien de 463 fois a-t-on entendu d'une personne non informaticienne "ah non mais moi je peux 464 pas faire ça, je suis vraiment trop nul·le en informatique" au sujet d'une 465 tâche triviale[^20]. Comment expliquer autrement qu'une personne se refuse 466 d'écrire un ou deux mots dans une interface en ligne de commande, d'appuyer sur 467 "entrée" puis de lire un peu texte alors qu'elle écrit des mails à longueur de 468 journée ? Même si l'interaction avec la machine est identique, elle conçoit la 469 première activité comme réservée à celles et ceux résidant de l'autre côté de 470 la démarcation et la seconde comme faisant parti de son périmètre d'action. 471 472 J'irais même plus loin qu'Illich dans l'analyse de cette surprogrammation. Les 473 deux extraits précédemment cités suggèrent qu'elle a notamment lieu côté 474 "client". L'outil high-tech surprogramme les utilisateurices. J'aurais tendance 475 à penser qu'il surprogramme aussi les ingénieurs. Écoutez deux ingénieur·e·s 476 parler de leur travail et vous le saurez bien assez vite, "l'ingénieur" 477 n'existe pas. On est toujours ingénieur·e "en quelque chose", ce qui se 478 comprend bien au vu de la différence qu'il existe entre l'ingénieurie 479 biologique et l'ingénieurie logicielle par exemple. Même à l'intérieur de 480 chaque discipline le niveau de sophistication des technologies nécessite des 481 ingénieur·e·s qu'iels se spécialisent en développant des savoirs et la maîtrise 482 d'outillages très spécifiques. Ainsi une ingénieure logicielle possède 483 certainement un ensemble de savoirs généraux sur le développement logiciel mais 484 aura, au cours de sa carrière, probablement développé une expertise très 485 poussée en un langage de programmation particulier au détriment du reste. 486 Poussée par cette nécessité de se surprogrammer, elle ne saura plus que 487 répondre aux besoins techniques en mobilisant ce sous-ensemble très restreint 488 de technologies imposant ainsi tous ses avantages et désavantages et ce avec 489 peu de considérations pour son adéquation ou pas avec la problématique. Chaque 490 technologie étant tellement complexe et spécialisée[^19] l'ingénieur·e ne peut 491 plus, à son tour, comprendre l'ensemble des systèmes qu'iels manipulent et se 492 voit obligé·e de se poser comme consommateurice de systèmes produits par 493 d'autres. Ce qui le ou la différencie alors de l'utilisateurice est que, 494 placé·e à la terminaison de milliers de systèmes iels ne se contentent pas de 495 les consommer mais s'en sert pour créer de nouveaux. Iels est également 496 surprogrammé·e. 497 498 Le fait que les utilisateurices et les ingénieur·e·s soient distant·e·s mais 499 partagent leurs surprogrammationt peut paraître paradoxal. J'y vois 500 l'opportunité de faire prendre conscience aux ingénieur·e·s de l'impact 501 potentiellement nocif de leur travail. Si un développeur s'exaspère de devoir 502 utiliser des librairies toujours plus grosses, confuses, opaques, complexes 503 sans pouvoir en changer car il s'est trop spécialisé, peut-être sera-t-il 504 capable de saisir la frustration générée par les outils qu'il produit. 505 506 C'est pour faire face à cette problématique qu'à Katzele nous faisons la 507 promotion d'un certain ensemble de compétences informatiques que nous jugeons 508 élémentaires, suffisamment peu spécifiques et suffisamment puissantes pour 509 couvrir la plupart des besoins sans induire trop de programmation[^18]. Bien 510 évidemment notre volontaire programmation à ces techniques là pourrait paraître 511 surprogrammée pour une personne explorant d'autres cultures techniques. C'est 512 pourquoi nous nous attelons à la description et la démonstration de pourquoi 513 nous pensons que notre choix est raisonnable. 514 515 Nous aimerions que plus de non ingénieur·e·s osent franchir, même modestement, 516 cette barrière qui existe entre les ingénieur·e·s et elleux. Nous aimerions que 517 plus d'ingénieur·e·s fassent l'inverse en répondant avec des technologies 518 low-tech à des besoins fondamentaux tels qu'exprimés par celles et ceux 519 concerné·e·s. A force l'idée même d'une séparation technique et sociale entre 520 ces deux classes de personnes serait moins forte et retrouverait une place plus 521 justifiée. Pour répondre rarement à des besoins techniques extrêmement 522 complexes et non pas pour faire la cuisine. Partout où les besoins pourront 523 être adressés par des technologies low-tech, **l'ingénieurie perdurera mais 524 l'ingénieur·e disparaitra. Alors, ça fonctionnera**. 525 526 [^1]: Bien évidemment la comparaison a ses limites, aujourd'hui avec le mode de vie majoritaire - et même demain avec un mode de vie particulièrement sobre - le besoin en énergie électrique ne saurait être satisfait par l'éolienne low-tech. 527 [^2]: Du fait de l'empreinte fantôme par exemple : https://tube.picasoft.net/w/cQ4vgXfRRUUnxDgReKdEVB 528 [^3]: Conférence "Numérique : Enjeux géopolitiques, externalités environnementales et chaînes de dépendance" d'Ophélie Coelho aux JRES 2022 - https://replay.jres.org/static/streaming-playlists/hls/14e12dea-7713-4a0f-8f98-a270f7d9ac6d/58bf0a32-6945-4728-b4d4-cdba850531b8-480-fragmented.mp4 - La séquence commence à 52:15 - 467Mo 529 [^4]: https://www.france-assos-sante.org/66-millions-dimpatients/patients-vous-avez-des-droits/consentement-aux-soins/ 530 [^5]: https://www.amnesty.org/fr/latest/campaigns/2021/06/ltay-toolkit-blog-how-to-talk-and-think-about-consent/ 531 [^6]: Vous savez, ces pavés de blabla juridico/technique auxquel nous consentant toutes et tous sans les avoir lu. 532 [^7]: https://en.wikipedia.org/wiki/John_Deere#Non-serviceability_by_owners_or_third_parties. Au passage j'imagine que les argiculteurices ont parfaitement consenti à cela en signant un contrat digne d'un CGU. 533 [^8]: https://www.bbc.com/news/business-64206913 534 [^9]: Voir le bouquin "Les Besoins Artificiels" de Razmig Keucheyan, notamment sur l'historique et le potentiel de ces associations. ISBN : 9782355221262 535 [^10]: Cette idée fait écho à la rhétorique classique De Jancovici sur la quantité de machines mobilisée par un humain et son équivalent en esclave. 536 [^12]: ou rupture ou révolution ou ..., au choix 537 [^13]: "Mémo sur la nouvelle classe écologique" - Bruno Latour, Nikolaj Schultz - ISBN : 9782359252187 538 [^14]: https://lownum.fr/ 539 [^15]: https://latelierpaysan.org/ 540 [^16]: https://www.thermomix.com/ 541 [^17]: Merci Victor pour cette idée 542 [^18]: Ici dans les deux sens du terme, programmation Illichienne et programmation informatique 543 [^19]: Même si certaines justifient leurs complexités justement parce qu'elles cherchent à résoudre un ensemble très large de problèmes. 544 [^20]: Évidemment même s'il est pratique de parler ici d'une frontière bien nette il existe des profils qui se trouvent, pour une catégorie d'outils données, à la limite. Dans le monde informatique c'est ce que l'on appellerait des "power users" ou parfois "users" tout court en contraste avec les "Users" (en majuscule).